Fichés S... va-t-on rejouer Minority report ?
Par math-bernard | Le 27/09/2016 | Commentaires (0)
Washington, 2054. La criminalité a été totalement éradiquée, et cela grâce aux précogs, des humains mutants capables de prédire les crimes avant qu’ils n’aient été commis. Dès qu’ils prédisent un crime, les agents de l’unité policière précrime vont interpeller le futur assassin. Tel est le thème du film Minority Report de Steven Spielberg, avec Tom Cruise, et qui pose la question philosophique : « Que faire d’un homme dont on pense qu’il va commettre un crime ? » Cette question est assez analogue à celle qui alimente le débat sur les personnes fichées S.
Que faire des individus fichés S : le débat
Suite à la vague d’attentats de ces derniers mois, des voix s’élèvent au niveau politique pour réclamer des mesures spécifiques pour les personnes fichées S. Des maires, notamment, souhaitent que le contenu de ce fichier leur soit communiqué afin qu’ils puissent prendre des mesures préventives. « Je suis en colère (…) parce qu’on ne fait pas droit à ma demande parfaitement légitime de connaître les fichés S », a déclaré Guy Lefranc, maire d’Evreux. S’exprimant sur Europe 1 lundi 26 septembre, Nicolas Sarkozy a estimé qu’il faut « limiter la liberté de ceux qui fréquentent des sites jihadistes ». Il souhaite le placement en rétention administrative des fichés S les plus dangereux. Alain Juppé se dit d’accord sur le principe, à condition que cette privation de liberté soit validée par un juge.
D’autres politiques, en revanche, réprouvent catégoriquement l’idée. Manuel Valls avait notamment rappelé dans Le Monde du 29 juillet qu’une telle disposition n’est pas constitutionnelle : « Je rappelle que le Conseil d’État a signalé le caractère inconstitutionnel de la mise en rétention des fichés ‘S’ », a-t-il affirmé.
Pourquoi le placement en rétention des fichés s serait-elle inconstitutionnel ? Pour le comprendre, il faut expliquer ce qu’est le fichier S.
La « fiche s », c’est quoi ?
Commençons par le début. Que signifie le « s » ? Il signifie « Sûreté de l’État ». Le fichier S se rapporte donc à la sûreté et à la sécurité nationale. Les individus fichés S sont, par conséquent, ceux qui, pour une raison ou pour une autre, pourraient représenter une menace pour la sûreté ou la sécurité nationale. Précisons tout de même qu’il n’existe en soi aucun fichier classé s. Les fichés S sont une sous-catégorie du FPR (Fichier des Personnes Recherchées). Créé en 1959, le FPR compte 21 sous-catégories, selon les chiffres connus en 2015. Les 21 catégories sont caractérisées par des lettres : M pour Mineurs en fugue, V pour détenus éVadés, AL pour ALiénés, IT pour Interdits du Territoire français, T pour débiteurs envers le Trésor public, etc. et S pour « personnes susceptibles de menacer la Sûreté de l’État ».
Donc, l’originalité du fichier s est qu’il regroupe des individus qui n’ont pas encore commis les faits pour lesquels ils sont surveillés, mais dont on pense qu’ils pourraient les commettre ou qu’ils prévoient de les commettre. La fiche S va donc permettre d’exercer sur eux une surveillance subtile : écoutes téléphoniques, filatures, contrôles d’identité, etc. Et lorsque la DGSI (Direction Générale de la Sûreté intérieur) dispose d’éléments concrets et concordants sur un projet d’attentat, à ce moment-là elle engage le processus d’arrestation des suspects. C’est ainsi que l’on entend périodiquement que tels individus ont été interpellés alors qu’ils planifiaient un attentat.
Qui peut être fiché S ?
Absolument tout le monde, y compris votre grand-mère s’il lui prend l’idée de confectionner un gâteau formant le visage de Ben Laden. C’est ce point qui, précisément, complique la mise en place de mesures de placement pour les personnes fichées s.
Comment peut-on se retrouver sur cette fiche ? Prenons trois cas de figure.
1/ Un terroriste présumé vient d’être arrêté. La police passe alors au peigne fin son appartement, ses effets personnelles, notamment son ordinateur et son téléphone… Et, dans son carnet d’adresses, ils trouvent votre nom et votre numéro de téléphone. La DGSI va donc vouloir savoir qui vous êtes et à quel titre vous êtes dans ses contacts. Si c’est pour un motif tout à fait banal (il était un client de votre entreprise ou autre…), vous serez vite oublié. En revanche, si le Renseignement est dans l’incapacité de cerner la nature exacte de vos relations, il y a des chances pour que vous soyez fiché S… jusqu’à ce qu’il dispose d’éléments probants établissant que vous n’étiez ni au courant ni impliqué dans les projets d’attentats du terroriste.

Deux autres cas de figure
2/ Vous gagnez au loto et décidez de vous offrir un super voyage à l’étranger. Et, comme destination, vous choisissez le Pakistan… ou l’Afghanistan… ou la Syrie. Évidemment, vous n’y allez pas pour le terrorisme. Vous n’y allez pas pour visiter les madrassas radicalisées, pour papoter avec les gentils Talibans, ou encore pour pérégriner sur les terres qu’a foulé Ben Laden, absolument pas ! Vous y aller pour… pour… Bref, peu importe pourquoi vous y aller. Ce qui est sûr, c’est qu’à votre retour vous allez intéresser les services secrets. Ils voudront savoir ce que vous êtes allés faire là-bas. Et si les motifs de votre voyage manquent de clarté, vous serez fiché S.
3/ Les services de renseignement identifient une mosquée comme étant un repère possible de jihadistes. Vue de l’extérieur, c’est une mosquée tout ce qu’il y a d’ordinaire, mais elle organise périodiquement des réunions secrètes. Or, il se trouve que vous fréquentez cette mosquée. Peut-être que vous vous y rendez uniquement pour prier le vendredi et que vous n’êtes pas au fait de ses activités parallèles… Et donc, les services secrets vont surveiller cette mosquée de très près. Ils vont s’efforcer de séparer le blé de l’ivraie, c’est-à-dire les musulmans qui y vont juste pour faire la salât (prière) et ceux qui s’y rendent pour fomenter des projets jihadistes. Et, en tout cas, certains fidèles de ce lieu de culte seront fichés S.

Le Préterrorisme pour éradique le terrorisme ?

On comprend, au vu de ce qui précède, qu’il est assez compliqué de prendre des mesures privatives de liberté à l’endroit de personnes dont on a aucune certitude quant à leurs véritables intentions. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les partisans de cette mesure précisent qu’elle s’appliquerait uniquement aux individus les plus dangereux. La fiche S comporte en effet un système de gradation (S1 à S16), listant les personnes du moins dangereux au plus dangereux. S14, rajouté il y a peu, désigne les personnes parties combattre à l’étranger, en Syrie par exemple. Et S15 signifie « interpellation ». La fiche S est en effet accessible aux forces de police et de gendarmerie, ainsi qu’aux douanes. Et si, à l’occasion d’un contrôle, un agent de la force publique constate qu’il a affaire à un individu classé S15, il a ordre de prévenir les services secrets et de le retenir jusqu’à leur arrivée.
Washington, 2054. Dans le film Minority Report, l’unité précrime neutralise les criminels avant qu’ils ne soient passés à l’acte. Allons-nous créer une unité préterrorisme pour écarter de la société les personnes fichées S ? Le débat reste ouvert.
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